Publié dans Le Soir 15 sept 2017
La grande exposition « L’Islam, c’est aussi notre histoire ! », que nous vous avons fait visiter en primeur dans nos éditions de jeudi, ouvre ses portes au grand public ce 15 septembre, à l’Espace Vanderborght, à Bruxelles (1). À cette occasion, les organisateurs, Tempora et le Musée de l’Europe, avaient invité, hier, l’ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Ángel Moratinos, inlassable apôtre du dialogue euro-arabe.
« L’islam, c’est aussi notre histoire » est une affirmation qui ne va pas de soi en Europe occidentale…
Je comprends le débat mais je le combats. Vous vous rappellerez que lors de la rédaction du Traité de Lisbonne (signé le 13 décembre 2007, NDLR), un grand débat est né sur la nécessité de définir l’Europe sur la base judéochrétienne.
En tant que représentant de l’Espagne, j’ai dit que je devais alors ajouter le legs musulman… Malheureusement, les gens oublient l’histoire. C’est le grand problème aujourd’hui : ni la géographie, ni l’histoire ne sont inscrites dans le cahier des charges des hommes politiques. On court après les événements, on suit les réactions mais on n’a pas conscience d’où on vient ni où on veut aller. Et je crois dès lors que cette exposition, qui fait les deux parcours, arrive à point nommé.
Le débat sur les rapports de l’Europe avec le monde musulman a longtemps été écarté…
Écarté, étouffé même, quelquefois. On considérait qu’il n’était pas nécessaire, alors qu’il faut au contraire le mettre en première ligne. À mon avis, c’est le grand défi qu’a l’Europe maintenant : quels rapports doit-on avoir avec le monde musulman, intra-muros et extra-muros ? Pratiquement toute la classe politique européenne tombe dans le piège qui consiste à placer l’identité au centre du débat politique. Il faut dépasser absolument ce débat identitaire !
L’Europe a-t-elle conscience de ce « grand défi » ?
La Commission de M. Juncker comprend mieux les enjeux, mais comme elle a dû subir toute la crise financière et économique, qui l’a prise en otage pratiquement depuis le début, les autres enjeux ont été délaissés. Et puis il y a eu la crise des réfugiés, qui est du reste liée à notre sujet, et que la Commission a bien gérée, en disant à tous les pays members qu’ils devaient faire preuve de solidarité. Le message de la Commission Juncker était correct ; le problème, c’est qu’après, des Etats membres, des Etats-Nations n’ont pas suivi. Comme la majorité des pays européens avaient des échéances électorales, « l’identitaire » et les amalgams sont venus parasiter le débat. J’espère qu’après les élections allemandes on pourra en revenir de façon déterminée aux grands enjeux que l’Union européenne doit affronter.
Les attentats qui ont ensanglanté l’Europe ne facilitent pas le dialogue des civilisations…
Il n’y a aucune excuse, aucune justification aux actes terroristes. Pour les sociétés européennes – belge, espagnole, britannique, allemande… – la sécurité est absolument prioritaire. Cela dit, un bon homme d’Etat se doit aussi de chercher les raciness de cette barbarie dont nous sommes en train de souffrir. Et là, il y a les crises multiples aux Proche-Orient. L’intervention américaine et la guerre en Irak ont été le déclencheur de tous les phénomènes radicaux dans le monde islamique…
L’Europe est tragiquement absente dans les tentatives de règlement des crises et des conflits. Ainsi, en Syrie…
Effectivement. Et c’est inacceptable. Il n’est absolument pas normal que l’Europe subisse les conséquences de l’instabilité au Proche-Orient – migration, attentats, etc. – alors qu’on n’est même pas assis autour la table pour trouver des solutions et pour discuter de la situation géopolitique future de cette région. L’idée n’est pas que l’on décide de tout, que l’on redessine les cartes et les frontières… mais tout de même ! Que l’Union européenne ne soit pas partie prenante des négociations d’Astana par exemple (pourparlers entre la Russie et l’Iran, alliés de Bachar el-Assad d’un côté, et la Turquie, soutien des rebelles syriens de l’autre, NDLR) n’est pas acceptable.
A qui la faute ?
À l’Europe elle-même. Les Russes, les Irakiens, les Turcs, les Américains : chacun défend ses intérêts. Nous devons défendre nos intérêts. Mais il faut bien les identifier et, malheureusement, ces dernières années, il y a eu beaucoup de confusion et d’interrogations sur les façons d’intervenir dans ce conflit. Nous n’avons pas été capables de créer un consensus sur ce que l’Europe devait faire. On s’est enferré dans cette obsession d’un départ de Bachar el-Assad – que je ne défends pas humainement et politiquement. Au début, j’ai été un des seuls à dire que c’était un faux sujet et qu’il fallait plutôt exercer les pressions politiques nécessaires pour arriver à une transition politique et, à partir de là, arrêter la violence et arrêter la guerre.
Sauf que Bachar el- Assad n’est pas connu pour être un homme de dialogue…
Comme je connais l’homme, je peux vous dire que cela a été mal géré. J’en veux pour prévue qu’aujourd’hui, il est toujours là, il est renforcé et qu’il va de toute façon falloir traiter avec le régime…
Comment jugez-vous l’action de la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini ?
Elle a toutes les capacités nécessaires, mais il faudrait qu’elle s’impose un peu plus. Ce n’est pas évident, mais il faut insister, lutter. J’ai pu constater la force et le poids politique majeur que représente le fait d’avoir l’Union derrière soi quand j’étais l’Envoyé spécial de l’Union européenne au Proche-Orient pour le processus de paix israélo-palestinien. Quelquefois, les Européens ne sont pas conscients de notre potentiel.
Avez-vous encore quelque espoir de voir un jour la paix régner sur cette partie du monde ?
Je suis convaincu qu’il y aura un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. Mais en même temps, ça ne m’empêche pas de souligner la gravité de la situation. Je ne vais pas dire que quand on aura résolu ce conflit, tout s’arrangera dans la région comme par miracle, mais sans le résoudre, il n’y aura pas de paix et de sécurité non seulement dans la région mais dans le monde occidental. Et pour Israël, la meilleure défense est d’avoir un État palestinien qui serve de rempart contre d’autres velléités contre Israël. C’est pour cela que je n’arrive pas à comprendre pourquoi cela tarde tant… Mais quelquefois, les choses qui sont logiques et rationnelles mettent du temps à venir au jour. Pourtant, il y a urgence et ce n’est pas écrit comme tel à l’agenda… Il faudrait que l’Europe le comprenne et reprenne la main dans ce dossier. Les plans de paix ont été faits, le script est connu d’un côté et de l’autre pour trouver un consensus final. Il manque la volonté politique pour y parvenir. ■
Propos recueillis par WILLIAM BOURTON ET BAUDOUIN LOOS