Ma tribune publiée par le Nouvel Observateur

Ils sont des milliers de réfugiés syriens à sillonner les routes de l’Europe de l’Est dans des conditions souvent infernales. Après quatre ans de guerre en Syrie, la situation ne semble pourtant pas s’orienter vers une paix durable. Alors, que fait l’Union européenne ? Pourquoi n’agit-elle pas ? Miguel-Angel Moratinos, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, ne cache pas son désarroi.

Les derniers événements que l’Europe est en train de vivre, à travers des images insoutenables et des réalités accablantes, nous font penser que l’Europe a perdu son cœur et son âme.

Disparus, réfugiés, morts… L’Europe manque de cœur

Son cœur, car depuis plus de quatre ans le bilan de la guerre de Syrie ne fait qu’accroître le nombre de morts, de blessés, de déplacés, de disparus et aucune voix ne s’élève pour exiger un cessez-le-feu, un arrêt des combats ou au moins la mise en place d’un couloir humanitaire.

Plus de 200.000 morts et plus de 10 millions de déplacés. Les pays voisins de la Syrie ne peuvent plus supporter le poids des camps de réfugiés (plus de 4 millions) et les pays de l’Europe « illustrée » n’arrivent pas à se mettre d’accord pour en accueillir 120.000.

Toute cette crise militaire, politique et humanitaire se passe à nos portes comme si ce scénario était étranger à notre propre réalité. Cela ne devrait pas trop nous surprendre car le monde virtuel dans lequel nous vivons ne nous permet pas, bien souvent, de distinguer entre le réel et le virtuel.

Nous voyons des images sur nos écrans où des cibles réelles ou imaginaires disparaissent sous les bombes des avions rafales ou F18. On nous annonce que le temple de Baal dans la ville historique de Palmyre, patrimoine mondial de l’humanité, a été détruit et personne ne réagit, ne se mobilise. Par contre, la photo d’un père syrien déambulant avec son enfant dans le marché de Beyrouth réussit à collecter plus de 200.000 euros en quelques heures grâce au système de « crowdfunding » pour aider ce malheureux réfugié par la diffusion d’un tweet d’une photo…

Pourquoi cette Europe est-elle capable d’agir dans l’instant sous le choc d’une image et à la fois est-elle incapable d’exiger de ses responsables politiques des mesures urgentes pour mettre fin à une guerre?

Oui, l’Europe ne prend plus d’actions immédiates

Oui, l’Europe est sans cœur car elle peut continuer à vivre tant qu’elle ne souffre pas directement des conséquences de ces crises. Mais hélas, quand ces réfugiés, ces êtres humains, cherchent à échapper à la guerre, à la misère et risquent leur vie pour se protéger et survivre à des situations désespérées, l’Europe leur ferme ses portes et le drame humanitaire couvre de honte nos dirigeants.

Oui, quand l’Europe centrale, l’Europe de l’Est et même les îles Britanniques reçoivent la pression et la présence de ces populations, alors on se réveille. Ce n’est plus une affaire concernant seulement ces pays du sud qui ne savent pas comment gérer une crise des migrants !

Oui, l’Europe a perdu son cœur et ne prend plus avec détermination et courage des actions immédiates pour convoquer une conférence de paix à Genève et exiger aux différents interlocuteurs d’agir pour arrêter la violence.

Nous devons prendre l’initiative de la paix

Nous devons prendre l’initiative de la paix. La coalition de guerre a échoué. Des années de bombardements sélectifs n’ont pas donné les résultats escomptés. Au contraire, nous constatons que le pouvoir de Daech s’étend. Au lieu de reculer, leurs troupes avancent et la Syrie, berceau de notre civilisation, est totalement détruite, divisée.

Oui, il faut convoquer un Genève III avec tous les acteurs, l’Iran inclus, qui doivent assumer leurs responsabilités et réutiliser la diplomatie pour que les Nations unies reviennent en force et puissent imposer un cessez-le-feu.

Il faut arrêter et blinder les circuits financiers des pays du golfe et exiger un contrôle total des transactions bancaires ; il faut aussi éliminer le marché noir du pétrole. Enfin il faut convaincre la Fédération russe qu’un couloir humanitaire est nécessaire et il faut approuver d’urgence une résolution du C.S.N.N.U.

Des grilles géantes n’arrêteront pas des milliers de désespérés

Il faut récupérer notre cœur européen et agir. Et pour cela l’Europe ne peut pas perdre son esprit, son âme, ses principes, ses valeurs. On dirait que le fondement principal de la construction européenne, la solidarité, n’est plus valable.

Nous semblons retourner à l’Europe de l’Entre-deux-guerres, au sauve-qui-peut, l’Europe des Alliances, des pactes et des murs. La Hongrie construit plus de 175 km de barrières pour empêcher la circulation humaine avec la Serbie. Nous, les Espagnols, nous savons que ces grilles géantes ne sont pas efficaces pour empêcher l’arrivée de nouveaux migrants. Même de plus en plus hautes, elles n’arrêteront pas ces milliers de désespérés prêts à tout pour les escalader.

Si la dernière photo insoutenable de ce petit enfant mort sur une plage turque ne nous mobilise pas pour exiger une nouvelle politique européenne, cela sera la preuve que l’Europe a perdu son âme.

Comme avec la crise grecque, l’UE réagit trop tard

Ce qui est vraiment grave dans le grand débat sur les réfugiés, ce n’est pas combien et comment l’Europe va admettre un nombre significatif de réfugiés mais le manque de cœur, d’âme et de vision politique pour faire face à cette crise humanitaire.

Paradoxalement, l’Union européenne est en train de vivre et de réagir de la même façon tardive et inefficace qu’elle l’a fait durant la crise financière grecque.

On dirait que l’Europe se confronte à une crise profonde existentielle et que les deux piliers qui lui ont apporté force et fierté dans son processus de construction, sa monnaie, l’euro, c’est-à-dire son économie, et la liberté de circulation des personnes, Schengen, c’est-à-dire son système de cohésion humain et politique, sont en train d’être remis en question.

Qu’est-ce que l’UE a fait face à la crise grecque ? Elle a mis du temps à réagir et quand elle l’a fait, c’était trop tard et mal. N’aurait-il pas été plus sage d’avoir offert un « bail out » meilleur et plus substantiel à la Grèce en mai 2010 et ne pas avoir attendu presque cinq ans pour octroyer un troisième « bail out » qui n’offre pas encore une garantie de succès ?

Je suis convaincu que cela aurait coûté moins cher aux Européens et nous aurions résolu la crise de l’euro avec une plus grande facilité. Mais l’Allemagne a retardé les décisions pour des raisons de politique intérieure. Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui avec la crise migratoire et humanitaire ? Suivrons-nous le même modèle ?

J’ose espérer que cette situation servira de déclic

L’Allemagne semble plus ouverte à recevoir des milliers de réfugiés. Elle a pris le leadership, mais pour l’instant elle n’a pas réussi à mobiliser le reste des pays de l’Europe centrale.

L’attitude de la Hongrie est totalement inacceptable. Il y a quelques années, les dirigeants européens avaient isolé l’Autriche du gouvernement Haider, à cause de déclarations et d’actions contraires aux acquis humanitaires de l’Union. Qu’est-ce que nous attendons pour freiner cette politique raciste et xénophobe de la Hongrie (« nous acceptons seulement des chrétiens ! ») et pour suspendre toute aide financière à Budapest, aide qui sert à la construction de grilles pour empêcher l’entrée des réfugiés ?

Toutefois j’ose espérer que cette situation servira de déclic et qu’alors nous continuerons sur la voie de la paix et de la solidarité et retrouverons notre cœur et notre âme. C’est la seule façon de sauver l’Union européenne et d’éviter une Europe forteresse qui nous entraînerait à une décadence irréversible.