Les défis de la Méditerranée orientale

Defis Mediterranee Article publié dans la revue Etudes Helléniques, Volume 22. Automne 2014

Parler de la Méditerranée en ce début de siècle c’est inévitablement évoquer les différents conflits qui sont toujours présents dans cette région du monde, et qui malheureusement n’ont pas été encore résolus, et en même temps c’est souligner les nouveaux défis qui se dessinent à l’horizon de cette mer toujours porteuse d’espoir et de tragédie. Cet espace hétéroclite, si parfaitement défini et étudié par Fernand Braudel, reflète pleinement les multiples contradictions de ce monde global qui est aujourd’hui à la croisée de nos destins.

La Méditerranée a nourri et inspiré la production de milliards d’œuvres et d’études. Des travaux qui, en ligne générale, se sont centrés sur son aspect géographique, culturel, historique ou sociopolitique. Ainsi, à l’exception du grand travail de l’érudit français Braudel il n’y a pas eu récemment d’étude globale et intégrale des réalités et des problèmes que la Méditerranée présente de nos jours. Pourtant cela mériterait le temps et le travail d’une équipe multidisciplinaire et multiméditerranéenne. Une équipe qui pourrait, sous la direction politique appropriée, donner un sens à un travail de perspective tellement urgent pour garantir notre futur.

Cela dit, si ce manque d’intérêt sur la question méditerranéenne est une réalité, le désintérêt est encore plus important en ce qui concerne la partie orientale de cet espace géographique. Ainsi, on se réfère le plus souvent à la Méditerranée orientale comme « Proche Orient » ou « Moyen Orient », en oubliant la nature et l’identité méditerranéenne de cette partie du monde. Il est vrai que depuis que le conflit israélo-arabe a commencé, celui-ci s’est approprié l’intérêt majeur des chancelleries occidentales en reléguant par conséquent la Méditerranée orientale à un rôle secondaire.

Pourtant, ce second rôle ne correspond pas à la place et à l’importance que la Méditerranée orientale a eu pendant toute l’histoire. On en oublierait presque l’origine de notre culture et de notre histoire. La Méditerranée antique, comme elle est décrite dans le récent livre « Méditerranée : une histoire à partager » sous la direction de Mostafa Hassani-Idrissi, trouve ses racines dans « […] La Mésopotamie, la région des grands fleuves qui s’étend à l’est de la Méditerranée. […] L’invention de l’écriture et de la cité, c’est à dire le développement des sociétés complexes, se sont produits dans cette Méditerranée orientale. »[1]

Ce rappel historique sert en fait à renforcer l’idée de l’importance stratégique de cette région du monde. Ainsi, cet espace, ce « Lighthouse of the Mediterranean » en reprenant les mots de l’historien David Abulafia[2], est celui où Alexandre Le Grand établit son centre de gravité par rapport à la Perse et à l’Egypte. Et cet intérêt géopolitique de la Méditerranée orientale reviendra à nouveau à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Cette « cinquième Méditerranée » dont parle David Abulafia, commence son parcours à partir de son côté oriental, c’est la fameuse « question d’orient ».

La Turquie se place d’ailleurs au centre des enjeux stratégiques de toute la région. « L’enfant malade » va de fait faire bousculer toute la sous-région avec sa décadence et finalement sa chute à la fin de la Première Guerre mondiale. La désintégration de l’Empire ottoman va provoquer une série de crises qui vont s’étendre des Balkans jusqu’au Proche Orient.

Le Traité de Versailles[3] et le Traité de Lausanne[4] vont du reste clairement illustrer l’intérêt stratégique de cette région et l’évolution de nouveaux états qui vont voir le jour. Chypre est un cas particulier du fait de sa position géographique et en tant que plateforme de bases militaires. Une île qui se trouve sous l’emprise de l’ambition britannique. Le Traité de Lausanne en 1923 réussit d’ailleurs à entériner cette présence avec l’accord formel de la Turquie et de la Grèce.

Depuis lors, les principales préoccupations vont se déplacer vers les questions moyennes orientales et la rivalité gréco-turque, sans un cadre plus général méditerranéen. La Méditerranée ne va donc pas faire partie de l’agenda prioritaire des états de la zone pendant ces années-là.

Néanmoins, on assiste au retour de la Grèce. L’esprit hellénistique retrouve son élan avec l’arrivée de Elefterios Venizelos. Son leadership et son talent politique vont faciliter l’influence grecque dans les décisions de la Conférence de Paris, qui seront reprises en grande partie dans le Traité de Versailles. Mais à part la personnalité et les capacités politiques et diplomatiques de ce nationaliste crétois, comme dira Margaret Macmillan dans son livre Peacemakers: The Paris Peace Conference of 1919 and Its Attempt to End War : « La Première Guerre mondiale changera complètement le paysage. Les Ottomans avaient choisi le camp des perdants et Venizelos et la Grèce celui des gagnants. »[5] Toutes ces circonstances vont faciliter le changement de stratégie de la majorité des grands acteurs et notamment des britanniques. «  Les anglais qui pendant si longtemps avaient soutenu la Turquie ottomane, maintenant avaient besoin d’un partenaire alternatif afin de maintenir la partie la plus à l’est de la Méditerranée en sécurité pour ses bateaux. Il était clair qu’ils ne désiraient pas l’extension de l’Empire français là-bas et qu’ils ne voulaient pas, si possible, dépenser leur argent. Ce qui fit de la Grèce, une Grèce forte, si attirante. Les principes et les intérêts se sont commodément chevauchés. La Grèce était occidentale et civilisée tandis que la Turquie ottomane asiatique et barbare. Et Venizelos était si admirable, « le plus grand chef d’état que la Grèce ait eu depuis le temps de Périclès » selon l’opinion de Lloyd George. Une Grèce plus forte serait donc un allié parfait. »

Cette alliance gréco britannique était tellement forte que même sur les sujets compliqués, tel que pouvait être Chypre, les autorités grecques et le propre Venizelos étaient d’accord pour donner satisfaction aux intérêts anglais. «  Si les anglais voulaient remettre Chypre aux Grecs, ce serait magnifique et bien évidemment la Grèce laisserait les forces britanniques utiliser les bases là-bas, si les britanniques voulaient les maintenir, c’était aussi très compréhensible… »[6].

Toutes ces références historiques nous servent en fait à mieux comprendre comment la Méditerranée orientale au début du XXème siècle mais surtout à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale va de nouveau peu à peu se réapproprier un rôle fondamental, étant donné les différents enjeux stratégiques qui vont apparaître. La chute de l’Empire ottoman, le façonnement du Proche Orient et les différentes crises aux Balkans vont attirer une nouvelle fois l’attention des grandes puissances sur cette sous-région.

Ainsi, la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la nouvelle répartition des rapports de forces sur la région vont à nouveau changer les axes essentiels de la géopolitique de la Méditerranée orientale et établir de nouveaux équilibres. La dialectique bipolaire va de ce fait s’imposer. La Guerre Froide et la division en deux blocs vont se transférer sur la position et l’intérêt de chaque pays de cette région. La confrontation est-ouest va se sentir aux Balkans, au Proche-Orient, et tout particulièrement à Chypre. La création de l’Otan et l’adhésion de la Turquie à cette alliance politico-militaire, comme rempart et gendarme des intérêts américains dans toute cette zone, vont affaiblir l’empreinte méditerranéenne des politiques nationales et les remplacer par un « Atlantisme » éloigné et étranger à la région. Il n’ y aura donc pas de politiques méditerranéennes, ni occidentales, ni orientales, il y aura seulement une lutte hégémonique pour contrôler la navigation en Méditerranée et la présence de la flotte russe ou de la cinquième flotte des États-Unis seront les seuls éléments à retenir jusqu’à la chute du mur de Berlin.

C’est dans ce contexte que nous devons analyser les développements des politiques de la Méditerranée orientale, chacune d’entre elles avec ses limites et ses contraintes comme cela fut le cas pour Chypre.

Le cas de Chypre

L’île de Chypre est très significative pour mieux comprendre la réalité de la Méditerranée orientale. Pendant toute son histoire, cette île – continent, proche du levant, a vécu l’arrivée de multiples présences et reçu l’influence de différentes cultures et civilisations. Depuis la période néolithique, environ en l’an 3.700 av. J.-C, l’île fut colonisée par les Phéniciens puis plus tard par les Achéens qui apportèrent la langue et la religion grecque pour accueillir postérieurement les Assyriens, Macédoniens, Egyptiens, Perses, Romains, Byzantins jusqu’à l’influence des Sarrazins.

Cette île a toujours été convoitée par les grandes puissances et a donc souffert directement des confrontations des différents acteurs qui voulaient exercer leur hégémonie à travers la domination ou le contrôle de l’île.

Cette « île paradis » qui a tout pour justifier son caractère mythique n’as pas échappé au sort de la tragédie grecque. Comme le dit Jean-François Drevet dans son livre Chypre en Europe « L’histoire récente de Chypre est tragique. […] Placée au carrefour d’intérêts qui les dépassent, ses habitants en paient le prix fort, sans même avoir pu décider de leur sort. »[7]

Cette conscience collective d’impuissance nationale a toujours été présente dans l’histoire de cette nation. Un sentiment d’injustice, de conspiration, d’intérêts sordides qui planent toujours sur l’imaginaire collectif des chypriotes. Cet article ne voudrait pourtant pas raviver la théorie de la « conspiration »[8] mais souligner cependant le sentiment général de la population chypriote qui se considère toujours malmenée par les super-puissants.

L’échec des négociations pour réussir l’unification de l’île à la suite de l’adhésion de Chypre à l’Union Européenne n’a pas facilité ce changement d’esprit. Quarante ans après l’occupation de la partie nord de l’île et onze ans après l’entrée dans l’Europe, la situation semble figée. Le temps passe et le statu quo se consolide. La récente crise financière et économique que Chypre a vécue n’a pas amélioré l’attitude générale de la société chypriote. Les graves erreurs de la gestion de l’Union Européenne vis à vis de la crise financière chypriote[9] ont éloigné une grande majorité des chypriotes de leur vocation européenne. Et cela au moment où la seule porte d’espoir et de solution au futur de Chypre passe par une implication de l’Europe plus grande et plus intense.

Cette nouvelle politique qui devrait voir le jour les prochaines années devrait prendre en considération les nouveaux enjeux et la nouvelle réalité existante dans cette Méditerranée orientale  dont Chypre est toujours une plaque tournante en tant que témoin des développements des évènements de toute cette région du monde.

Quels sont donc les nouveaux enjeux de la Méditerranée orientale?

Personne ne peut nier les profonds changements qui sont en train de se développer dans le monde en général et donc bien évidemment en Méditerranée orientale.

Loin de la globalisation, le voisinage méditerranéen est confronté à des mutations stratégiques qui marquent une fin de l’histoire et le début d’un changement de paradigme. Cent ans après le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la chute de l’Empire ottoman, nous nous retrouvons avec une région tourmentée par de multiples crises qui vont modifier sans doute l’équilibre politique de toute la région.

Une nouvelle géopolitique

Quand on croyait la Guerre Froide complètement enterrée, voilà qu’elle resurgit suite à plusieurs disputes territoriales (comme le cas de l’Ukraine) et à des désaccords géopolitiques. La crise syrienne est le début du réveil de la diplomatie russe et marque le retour d’une politique étrangère plus active de Moscou. La crise financière de Chypre et les mesures prises sur les dépôts financiers russes dans les banques chypriotes signalent une continuité dans le manque d’entente entre la Russie et l’Occident.

L’activisme de l’Otan se renforce mais cette fois-ci d’avantage vis à vis de l’Europe centrale et des pays du Caucase que vers la Méditerrané ou les Balkans. En tout état de cause nous voilà repartis vers une nouvelle confrontation est-ouest tout à fait inutile et coûteuse pour tout le monde mais surtout pour l’Europe et la Fédération russe. Cette situation de suspicion et ce manque de confiance mutuelle n’arrangeront en rien le développement de toute cette région.

Mais si le contexte traditionnel a changé et les aléas d’une influence est–ouest vont à nouveau assombrir le paysage géopolitique, les changements les plus importants se tiendront surtout à l’est et au sud.

La Méditerranée orientale est la plus proche de tous les changements que le monde arabo-musulman est en train de vivre. C’est dans cette partie de la Méditerranée que l’on a assisté aux crises majeures et c’est là aussi où a surgi ce que l’on a appelé les « Printemps arabes ». Même si l’origine de ce tsunami politique s’est produit en Tunisie, c’est-à-dire en Méditerranée centrale et que la Lybie a subi ensuite les conséquences de ces révoltes domestiques, c’est surtout l’Egypte et la Syrie qui ont marqué le pas de tous les évènements qui ont suivi.

Rien ne sera comme avant et les rapports entre les différents pays changeront sans aucun doute. Le processus de réforme et la participation politique sont irréversibles et même si nous assistons à des hauts et des bas dans ce chemin vers la modernité, il n’y aura pas de retour en arrière. Cela ne signifie pas que l’Islam politique sera le vainqueur de ce changement de paradigme. Pas du tout. Il faut croire en la maturité des sociétés arabes qui permettra au fur et à mesure d’avancer vers une modernité propre, différente de celle que nous, occidentaux, voulons imposer, mais aussi éloignée d’une théocratie islamique qui n’a pas su trouver et qui aura des difficultés à trouver une légitimité comme alternative politique pour tous ces pays.

Cette éclosion des sociétés arabo-musulmanes ne devrait pas faire peur aux chancelleries européennes et occidentales mais par contre elle devrait mobiliser de toute urgence toute l’Europe pour accompagner et répondre aux multiples défis de chacun de ces pays.

Le cas de l’Egypte est clair. Après l’échec d’une transition islamique, il faut que la deuxième transition autoritaire puisse préparer le pays en vue d’un véritable processus de démocratisation et mettre en valeur les principes et règles de la modernité.

La Syrie, la Lybie sont au fond du tunnel et nous ne savons pas encore comment elles évolueront. Tout ce déchirement social et politique nous montre un espace méditerranéen fragmenté, divisé qu’il est difficile d’unifier mais qui nous interpelle et au secours duquel nous devrions tous courir.

Cette instabilité est aussi présente à l’Est. Le Proche Orient n’arrive toujours pas à trouver une stabilité méritée. Presque un siècle plus tard, la région vit toujours une réalité de violence et de souffrance. On dirait que la Terre Promise reste toujours une promesse inachevée. Ni les acteurs directement concernés ne trouvent une solution ni la communauté internationale ne s’engage réellement pour forcer un règlement tellement nécessaire pour tous. Il existe une sorte de « fatigue diplomatique » et un épuisement d’idées et d’initiatives pour mettre fin au conflit israélo-arabe. Israël, l’autre grand sujet de la Méditerranée orientale, n’arrive pas à construire une vision et une stratégie pour son futur. La dimension méditerranéenne est négligée et seule compte la survie de l’Etat d’Israël. Israël donne la priorité à une politique limitée à la défense de son état, un état qui devrait vivre en paix et en sécurité avec ses voisins. De plus, le retard pris pour adopter la solution de deux Etats, Israël et Palestine, n’aide en rien pour enfin bâtir une région prospère et stable. La paix semble malheureusement s’éloigner et les radicalismes s’imposent en étouffant les secteurs qui souhaitent la paix et qui travaillent pour elle depuis des années. La peur, la haine, l’exclusion, les rejets gagnent du terrain et les discours de respect de l’autre, de coexistence et de paix sont abandonnés car ils font partie de plus en plus d’une théorie utopique impossible à réaliser.

De nouveaux enjeux idéologiques

À ce nouveau contexte géopolitique viennent s’ajouter de nouveaux objectifs idéologiques. En fait, derrière ces confrontations politiques et militaires, se cachent une vision et un modèle de vie différent.

La simplification nous ferait aller vers la thèse de ce que le sociologue américain Samuel Huntington appelait le « Choc des civilisations », mais sans approuver son raisonnement et même en le dénonçant, nous devons inévitablement constater que nous sommes face à une réalité nouvelle qui n’existait pas il y a quarante, trente ou même dix ans. L’intervention militaire américaine en Irak a ouvert la boite de Pandore et tous les mythes et toutes frustrations de ce monde musulman qui a subi la politique « des deux poids et deux mesures » se sont retrouvés dans le radicalisme islamique qui est de plus en plus présent dans toute la région. Jamais auparavant nous n’avions assisté à des luttes idéologiques aussi exacerbées que celles de nos jours : Chiites contre Sunnites, Chrétiens et Musulmans confrontés sans le vouloir. Pourtant tous utilisent les fonds de commerce des religions pour essayer de s’emparer du pouvoir politique. La manipulation et le manque de vision pour éviter ces conflits culturels et religieux sont malheureusement bien présents. « L’Alliance des civilisations » a voulu faire face à cette situation mais elle manque ces jours-ci d’un élan politique et d’une détermination suffisante pour reconduire cette tendance de plus en plus dangereuse.

La fausse dialectique « Islam versus Occident » fait son chemin, elle s’amplifie, depuis l’Afghanistan en passant par l’Irak, l’Iran, le Proche Orient, le Sahel et l’Afrique Centrale. Les combattant djhihadistes se multiplient. La Méditerranée orientale se trouve ainsi au centre de ces circuits et à l’avant-garde des intérêts occidentaux. C’est cette nouvelle réalité géopolitique qui devrait prendre le relais sur les anciennes thèses est-ouest et redonner à la Méditerranée orientale une nouvelle responsabilité géostratégique.

De nouveaux enjeux économiques

La Méditerranée orientale n’a jamais eu un attrait économique particulier. Elle a presque toujours servi comme endroit de passage vers d’autres destinations plus intéressantes, économiquement parlant, vers la route de la soie, les Indes orientales, le Canal de Suez. Tous ces aventuriers et commerçants devaient emprunter la Méditerranée orientale pour accéder à leur Eldorado mais les grands enjeux économiques étaient un peu plus loin, au Golfe, en Asie ou dans le Pacifique. De plus, les économies de la sous-région méditerranéenne s’étaient toujours limitées à satisfaire les besoins nationaux, sans une grande capacité de production. L’agriculture et les modestes ressources minières étaient la seule production économique générale dans la région.

C’est pour cette raison que la récente découverte d’une zone d’exploitation d’hydrocarbures, considérée par les experts comme une des réserves les plus importantes du monde, peut parfaitement changer la donne et les intérêts géostratégiques de cette région du monde.

L’accord qui à l’époque a été signé entre la famille Al-Saoud et les États-Unis «  oil versus Security » est largement connu. Aujourd’hui cette réalité, toujours présente, peut être modifiée par de nouvelles capacités de production des États-Unis avec le « shale gas and fracking » (Gaz de schiste) et avec les perspectives d’exploitation qu’offre la partie orientale de la Méditerranée. Israël, le Liban, l’Égypte, la Turquie et Chypre revendiquent une participation et un bénéfice légitime à ces richesses et demandent chacun d’entre eux un contrôle sur les exploitations. Le droit international doit en tout cas prévaloir et accorder la souveraineté de ces richesses selon le partage et les règles du droit de la mer. Mais cette titularisation ne doit pas empêcher de trouver un accord historique qui pourrait changer la géopolitique de toute la région. Pour une fois, le pétrole et le gaz pourraient servir de catalyseur pour unir et résoudre des contentieux et non afin de diviser ou de chercher la confrontation comme il est malheureusement habituel.

Même si la suspicion est encore présente entre les pays concernés, il serait recommandable de créer une Haute Autorité énergétique. Celle-ci pourrait s’inspirer de la Haute Autorité crée en 1951 pour le charbon et l’acier, qui permit de mettre ensemble la production et l’exploitation de ces deux énergies de l’Allemagne et de la France, afin d’éviter une nouvelle guerre et qui fut, comme on le sait, le début de ce qu’est aujourd’hui l’Union Européenne.

A mon avis, Chypre pourrait jouer le rôle moteur dans cette initiative et proposer à ses voisins et partenaires, à travers une déclaration solennelle, cette nouvelle entreprise historique.

De nouveaux intérêts géostratégiques.

Aujourd’hui tous les pays de la Méditerranée orientale doivent s’interroger et identifier clairement les nouveaux enjeux géostratégiques. Il est nécessaire qu’ils se placent à nouveau face aux enjeux réels qui se présentent à eux. L’est-ouest n’est plus l’enjeu essentiel. Le futur destin des rapports russo-américains ne les affecte plus comme dans le passé. Ils doivent agir en totale indépendance et constater leur potentiel géostratégique par leurs propres mérites et intérêts et non pas comme sous-traitants des grandes puissances. C’est seulement s’ils sont capables d’envisager une politique souveraine et indépendante qu’ils pourront élaborer leur action future.

Il est évident que les évènements du Proche Orient et l’évolution des pays du monde arabe seront clefs pour leur agenda. Que cela soit en tant que pays voisins, c’est-à-dire en permettant d’accéder avec plus de rapidité et d’urgence aux éventuelles crises politiques et humanitaires ou en tant que plateforme logistique pour pouvoir même gérer ces crises.

Hormis le potentiel économique qui peut se développer grâce aux récentes découvertes d’hydrocarbure, tous les pays de la Méditerranée orientale doivent aussi changer la façon d’envisager leurs politiques étrangères. Ce sont eux qui détiennent le rôle principal et qui doivent donc gérer les nouvelles richesses en pétrole et en gaz et non d’autres agents étrangers à la région.

Finalement, la Méditerranée orientale intègre de manière idéale la composition multiple de cette Méditerranée hétéroclite. Elle est ainsi composée de pays qui font partie de l’Union Européenne, de pays candidats comme ceux des Balkans et la Turquie, ce dernier représentant la synthèse de toutes les sensibilités de la région : un pays à majorité musulmane mais qui peut et veut accepter et appliquer les critères de Copenhague, ce qui lui ouvrirait la porte de l’Europe. Et finalement une région qui inclut des pays arabes et Israël qui tôt ou tard devront décider par eux-mêmes de leur destin à vivre ensemble.

Le temps est venu que tous ces pays prennent leurs responsabilités et agissent en conséquence. Jusqu’à présent les grandes initiatives méditerranéennes ont vu le jour en Méditerranée occidentale. La France, l’Espagne, l’Italie ont chacune lancé leur propre initiative.

Aucune grande initiative méditerranéenne n’est sortie des ministères des affaires étrangères turc ou grec. Seulement l’Egypte a essayé de contrecarrer les propositions des pays de la Méditerranée occidentale (le 5+5) en créant le Forum Méditerranéen à Alexandrie.

Il est donc grand temps qu’un des pays du bassin oriental prenne le relais. Pourquoi pas le tour de la Grèce, de Chypre ou de la Turquie ?

L’Europe est la solution

L’histoire nous a montré que cette région a vécu son âge d’or quand elle a eu la volonté et la capacité de décider par elle-même. Aujourd’hui la majorité des États de cette sous-région sont membres de l’Union Européenne. Celle-ci a été assez présente en ce qui concerne le développement économique et social mais, il faut le dire, peu active pour résoudre les différents contentieux. Que cela soit le cas de Chypre ou le conflit israélo-palestinien, toutes les grandes disputes qui ont conditionné le développement de cette zone ont été laissées sous la responsabilité des grandes puissances et surtout des Etats-Unis. Les changements qui se sont produits récemment montrent les limitations de l’hyper puissance et réclament définitivement une nouvelle stratégie.

C’est ce nouveau sens de l’histoire qui doit être revendiqué et appliqué. Les nouvelles personnalités politiques européennes doivent comprendre aussi cette nouvelle dimension de la Méditerranée orientale. Tout d’abord il faut donner la priorité à la résolution des deux conflits toujours présents.

L’unification de Chypre doit être une affaire européenne et non un dossier géré à l’ancienne, suivi, dirigé et manipulé par les anciennes métropoles. On ne comprend toujours pas la raison d’être des bases britanniques qui occupent 5% du territoire, pas plus qu’il soit impossible d’établir un système de sécurité collectif qui surpasse les contraintes de l’Otan et qui puisse mettre en pratique une nouvelle politique de défense et de sécurité européenne plus efficace qui garantisse la paix et la stabilité de toute la région.

L’établissement d’une paix durable au Proche Orient est aussi fondamental. Il s’agit d’un dossier urgent dont on doit s’occuper immédiatement. La reconnaissance de deux Etats, de la Palestine et d’Israël et l’établissement d’un processus d’intégration régionale économique selon le modèle de l’Union Européenne doivent être une action incontournable des européens.

Finalement l’Europe, à l’initiative des pays de la Méditerranée, doit proposer un grand espace de paix, de stabilité et de coopération régionale, similaire à celui de Helsinki établi en 1975. Nous devrions soumettre l’établissement d’une organisation de sécurité et de coopération pour toute la région. Israël, l’Iran et tous les pays arabes et européens devraient en faire partie ainsi que les Etats-Unis, la Russie, la Chine et le Japon.

Toutes ces idées peuvent servir pour réclamer que cette région méditerranéenne récupère son rôle principal et sa capacité à pouvoir redéfinir son propre futur. Tandis que le rôle de l’Union Européenne doit être celui d’accompagnateur et de guide dans cette nouvelle démarche.

Maintenant la seule chose qui reste est la volonté d’un ou de plusieurs pays de cette région de vouloir s’embarquer dans cette nouvelle navigation. Je ne crois pas que les Phéniciens, ni les Crétois, ni les Byzantins auraient eu un contexte plus facile que celui qui existe aujourd’hui.

Méditerranéens de l’orient, ramez fort, ramez vers un nouvel horizon de paix et de prospérité. Vous pouvez le faire.

[1] Hassani-Idrissi, Mostafa (dir.), Méditerranée : une histoire à partager, Marseille-Provence, Capitale Européenne de la Culture, Bayard éditions, 2013, p. 74.

[2] Abulafia, David, The Great Sea: A Human History of the Mediterranean, Londres, Penguin Books, 2012.

[3] Signé le 28 juin 1919 entre l’Allemagne et les Alliés à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il annonce la création d’une société des Nations.

[4] Signé le 24 juillet 1923, c’est le dernier traité résultant de la Première Guerre mondiale.

[5] Macmillan, Margaret, Peacemakers: The Paris Peace Conference of 1919 and Its Attempt to End War, Londres, John Murray, 2001, p. 360.

[6] Macmillan, op. cit., p. 364.

[7] Drevet, Jean-François, Chypre en Europe, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 13.

[8] À ce sujet lire O’Malley, Brendan et Craig, Ian, The Cyprus Conspiracy: America, Espionage and the Turkish Invasion, Londres-New York, I.B.Tauris, 2001.

[9] À ce sujet voir l’article « Défendre Chypre » publié le 31 mars 2013 sur le site www.miguelangelmoratinos.com, ‹http://www.miguelangelmoratinos.com/index.php/fr/politique/europe/item/227-defendre-chypre